Professeur Pappé, vous décrivez l’épuration ethnique comme moment constitutif,
en 1948, de l’Etat d’Israël. Vous brisez de cette façon le topos de l’exode volontaire des Palestiniens.
En 47-48, les Palestiniens ont été expulsés, même si l’historiographie officielle parle de pressions des leaders arabes qui les auraient persuadés de s’enfuir. L’idée de
trouver un refuge pour la communauté juive, persécutée en Europe et anéantie par le nazisme, se heurta à une population autochtone qui était en phase de redéfinition. Projet colonial qui pratiqua
l’épuration ethnique, en affrontant de façon anticipée le problème démographique : l’existence de 600.000 juifs contre un million de Palestiniens. Avant que les arabes ne décident en février
1948 de s’y opposer militairement, les Israéliens avaient déjà chassé plus de 300.000 autochtones.
Comment se réalisa la purification ethnique et pourquoi tout le monde s’est-il
tu ?
Cela eut lieu en l’espace de huit mois, et ce n’est qu’en octobre 48 que les
Palestiniens commencèrent vraiment à se défendre. La riposte des sionistes fut les massacres dans la province de Galilée, la confiscation des maisons, des comptes bancaires, de la terre. Les
Israéliens effacèrent un peuple et sa culture. Personne ne dénonça ce qui se passait parce que la Guerre était finie depuis peu. Les Nations Unies ne pouvaient pas admettre qu’une de leurs
résolutions (la 181, sur la partition de la Palestine, NDR) se conclut avec une épuration ethnique. La Croix-Rouge avait déjà été accusée de n’avoir pas rapporté avec objectivité ce qui se
passait dans les camps de concentration nazis, et les principaux médias ne voulaient pas avoir d’affrontement avec les juifs.
Un sentiment de culpabilité et une « diplomatie », dans l’action des
gouvernements, avec quelles conséquences ?
Pendant l’Holocauste, les pays qui aujourd’hui condamnent Israël, ou étaient
connivents, ou sont restés silencieux. C’est pour ces motifs que la communauté internationale a abdiqué devant son droit de nous juger. On lui fait endosser une faute à laquelle elle ne peut plus
remédier. En perdant ainsi, aujourd’hui encore, le droit de critiquer le gouvernement d’Israël. La conséquence est que quand naquit l’Etat, personne ne lui reprocha l’épuration ethnique sur
laquelle il s’était fondé, un crime contre l’humanité commis par ceux qui la planifièrent et la réalisèrent. Dès ce moment-là, l’épuration ethnique devint une idéologie, un ornement
infrastructurel de l’Etat. Discours toujours valide aujourd’hui, parce que le premier objectif reste démographique : obtenir la plus grande quantité de terre avec le plus petit nombre
d’arabes.
Sous quelles formes et par quels moyens l’épuration ethnique
continue-t-elle ?
Avec des systèmes plus « propres et présentables ». Depuis un mois le
Ministre de la Justice essaie de légitimer les implantations illégales des colons en laissant intacts les avant-postes. Nous savons que la Haute Cour de Justice est en train de décider si elle
doit autoriser le gouvernement à réduire les stocks de carburant, en supprimant l’énergie électrique à Gaza, où vivent un million de Palestiniens qui se retrouveraient sans possibilité de boire de l’eau, parce que la nappe phréatique est
polluée par les égouts, et que seul un système de dépuration électrique peut la rendre potable. Mais de ces exemples pour anéantir les Palestiniens il y en a des dizaines, à commencer par le mur,
qui est accepté par les Usa et l’Union Européenne.
Qu’est-ce qu’Israël demande à ses alliés ?
Que son modèle soit accepté tel quel. Pendant la guerre de 1967, 300 000 Palestiniens
ont été expulsés de Cisjordanie ; pendant ces sept dernières années, la purification ethnique est devenue « construction du mur », qui repousse les Palestiniens vers le désert,
hors de la zone assignée du Grand Jérusalem. Le problème est que les dirigeant israéliens conçoivent leur Etat en termes ethniques, raciaux, et sont donc des racistes à tous points de vue. Et
cela est perçu par les Palestiniens ; et c’est le plus grand obstacle sur la voie d’une paix entre la Palestine et Israël. Ce qui est appelé « processus de paix » se réduit
à : quelle part de la Palestine faut-il de nouveau annexer à Israël et quelle part, très petite, peut-on, éventuellement, donner au peuple palestinien.
Que peut-on faire pour inverser ce processus ?
Avant tout changer notre langage. Il ne s’agit pas d’un affrontement entre juifs et
Palestiniens. C’est du colonialisme. Et c’est incroyable qu’au 21ème siècle on puisse encore accepter une politique coloniale. Il faut imposer à Israël les mêmes mesures qu’on avait employées
contre le gouvernement raciste de l’Afrique du Sud, dans les années 60-70. Il existe aujourd’hui des mouvements d’opinion de jeunes juifs, en Europe et aux Usa, qui dénoncent la politique
colonialiste et critiquent Israël en tant qu’état colonialiste et raciste, pas en tant qu’état fondé par des juifs.
La législation française (et d’autres pays européens) met des restrictions au
droit d’exprimer des opinions « révisionnistes » à l’égard d’Israël, mais ne prend pas position pour l’application systématique des résolutions de l’Onu.
J’ai eu une expérience de ce genre il y a deux ans environ. Ma conférence fut
interrompue par un groupe d’extrémistes, juifs comme moi, qui m’empêchèrent de continuer. La police arriva, pour me protéger d’eux, pas pour m’accuser. Quant au silence, il est beaucoup plus
commode pour les gens de penser de façon conventionnelle. Il faut avoir beaucoup d’énergie et d’originalité pour agir autrement. La Résolution 194, par exemple, établit que les réfugiés
palestiniens ont le droit de retourner sur leurs terres. Mais c’est plus facile de ne rien faire et de continuer à penser avec les mêmes formules.
Est-ce que ce sont pour les mêmes raisons que la gauche italienne continue à
proposer le modèle « deux peuples deux états » ?
Il est certain que la gauche italienne n’est pas courageuse. Mais elle devra changer,
par force, parce que la situation sur le terrain devient catastrophique. Si Israël envahit Gaza, comme c’est dans l’ordre actuel des choses, ils tueront énormément de Palestiniens et pourtant ils
ne changeront pas la réalité. Gaza est une grande prison, et il arrivera ce qui se passe dans les révoltes des prisons : l’armée rétablira « ordre et propreté », avec des coups et
des tueries. Ce sera un massacre mais, quand ils repartiront, la situation sera toujours la même.
Quels résultats pourraient par contre donner la solution des deux peuples à
l’intérieur d’un état unique ?
Il est nécessaire que les populations s’acceptent, que les juifs reconnaissent leurs
frères et voisins arabes et vice versa. Après avoir reconnu l’histoire pour ce qu’elle est et après avoir assumé chacun ses propres responsabilités. Reconnaissance, responsabilité et acceptation.
En suivant cette voie on pourra arriver à un état unique, où compte le principe « un homme une voix » et où les citoyens, même s’ils ne s’aiment pas, pourront cohabiter. C’est un projet
qu’on peut atteindre si on continue à critiquer et à empêcher les crimes qui continuent à être commis par Israël, et si l’on poursuit la campagne de désinvestissement (BDS : Boycott, Désinvestissement, Sanctions,NdT), comme ça a été le cas en Afrique du Sud.
Ilan Pappé