"Pour inspecter notre propre cerveau, nous n'avons que nos propres cerveaux", selon la formule de Gordon Rattray Taylor. Un organe complexe, à la fois siège de l'intelligence et des émotions, qui abrite nombre de mystères. Des arcanes parfois encore bien obscurs, malgré les progrès de la médecine. Peut-on alors imaginer les inconnues cérébrales il y a un siècle? La lobotomie, qui a débouché sur de multiples dérives nous le rappelle.

Définition et histoire de la lobotomie

La lobotomie, comme son nom l'indique, consiste à isoler des autres aires cérébrales le lobe préfrontal, siège de l'idéation, définie comme la formation et l'enchaînement des idées. Egas Moniz, neurologue portugais à l'origine de cette opération chirurgicale en 1936, espérait que l'apparition de nouvelles connexions nerveuses entre le lobe préfrontal et le reste du cerveau annihilerait les symptômes comportementaux observés chez certains de ses patients.

220px-Moniz.jpgAntonió Egas Moniz

Alors que Moniz perçait de petits trous dans la boîte crânienne pour pratiquer la section des fibres nerveuses, certains de ses confrères n'hésitaient pas à user d'un pic à glace au dessus de l'orbite. Une pratique d'autant plus brutale qu'elle s'opérait à l'aveugle, causant encore plus de dégâts que nécessaires. Cela n'empêcha pourtant pas sa progression commetraitement de psychochirurgie.

A l'époque seul espoir pour soigner la schizophrénie, la lobotomie transorbitale, qui valut à Egas Moniz l'attribution du prix Nobel de Médecine en 1949, connut rapidement un vif succès. Son application s'étendit alors à bon nombre de maladies mentales ou neurologiques, alors que son inventeur préconisait la lobotomie en dernier ressort. Epileptiques, dépressifs et plus généralement personnes présentant des troubles comportementaux furent ainsi lobotomisés.

Conséquences terribles pour cette pratique en vogue, trop fréquemment utilisée

Howard Dully, lobotomisé à l'âge de 12 ans, a livré son témoignage à The Observer repris par Courrier International. En 1960, le jeune garçon est opéré par le docteur Walter Freeman, médecin qui introduisit la lobotomie aux Etats-Unis. Amateur de grand spectacle – il n'hésitait pas à utiliser deux pics à glace simultanément – le docteur Freeman lobotomisa près de 3 500 personnes sans trop se préoccuper des règles élémentaires d'hygiène.

14% des personnes opérées décédèrent des suites de l'opération... Si Howard Dully est aujourd'hui capable de témoigner, c'est qu'il a eu la chance d'échapper aux séquelles fréquemment observées par ceux qui ont été lobotomisés, par Walter Freeman ou d'autres: prostration, apathie voire état végétatif, handicap à vie ou encore troubles de l'élocution et absence d'inhibition sociale.

Dans le milieu des années 1950, l'avènement du premier médicament à destination des schizophrènes, la chlorpromazine, fait passer de mode la lobotomie. Le développement des électrochocs, technique réversible, fait décroître un peu plus l'utilisation de la lobotomie qui perdura aux Etats-Unis jusque dans les années 1970. Aujourd’hui délaissée pour les traitements médicamenteux, elle n’est pratiquée que dans les cas les plus extrêmes.

La polémique autour du prix Nobel de Moniz

Certains proches des 50 000 Américains lobotomisés ne cessent de faire entendre leur voix, en protestation du prix Nobel de Médecine décerné à Egas Moniz. "Comment pourra-t-on faire confiance au comité Nobel tant qu’il ne reconnaîtra pas une erreur aussi terrible?", interroge, dans les colonnes de la Libre Belgique, Christine Johnson dont la grand-mère a été lobotomisée avant de terminer sa vie en institution.

L'entourage des personnes frappées par la lobotomie demande ainsi que le titre d'Egas Moniz lui soit retiré. Impossible, selon Michael Sohlman de la Fondation Nobel. Est également exigé le retrait de l'article publié sur le site des prix Nobel défendant le choix d'Egas Moniz en 1949 comme lauréat. Bengt Jansson s'y fait le porte-parole de la Fondation Nobel, et revient sur les circonstances de l'attribution du plus prestigieux prix au neurologue portugais.

En 1949, aucun autre traitement que la lobotomie ne permettait d'agir sur la schizophrénie. L'avènement de cette opération redonna espoir à nombre de proches et apparut comme révolutionnaire. Donc, pour Bengt Jansson, "aucune raison de s'indigner". Un débat également alimenté par les études du docteur Barron H. Lerner, historien de la médecine américain, qui estime que près de 10% des patients opérés aux Etats Unis ont vu leur état de santé s'améliorer.

Les polémiques autour de la lobotomie interrogent sur le regard présent porté sur la médecine passée. Le docteur Dupagne rappelle que "des outils qui nous paraissent aujourd’hui monstrueux ont pu constituer par le passé une stratégie courante à défaut d’être toujours utile. [...] Nos méthodes actuelles paraîtront peut-être elles-aussi monstrueuses à nos petits-enfants dans 50 ans." Le magazine Cerveau & Psycho n'hésite d'ailleurs pas à interroger: la lobotomie, scandale ou élément qui a participé aux progrès de la neurochirurgie?